10 janvier 2006

Mardi 10 janvier 2006

MA VISION DU FOOT

Vendredi dernier j’ai rencontré un journaliste de la revue So Foot, qui m’a posé cette question : « Quelle est votre vision du foot » ?
J’avoue que j’étais un peu paniquée : lors de l’écriture de Vert Palatino, j’avais eu un merveilleux consultant en ce domaine, un ami de lycée, supporter passionné (ce qui est probablement une tautologie), qui m’avait renseignée sur les arcanes, les rituels et les sophistications d’un jeu que certains, anxieux de distinction sociale, continuent à considérer de haut. Après discussion par mails interposés avec mon copain de lycée, romanista de cœur et d’esprit, j’ai été amenée à réfléchir à la différente manière d’appréhender le foot en Italie et en France.
A vrai dire, je n’ai pas une vision du foot, j’ai plutôt un regard. Et mon regard, comme tout regard, est aussi fait de distance, quoique cette distance ne se colore jamais de mépris, au contraire : ce serait plutôt une fascination pour cette passion du foot que je n’ai pas et que j’ai toujours crue, depuis mon enfance, être le propre des hommes.
Le jeu, les règles, les mouvements, l’entente, les adversaires : c’est un peu comme la guerre et ses batailles, mais heureusement sans le sang ! D’où cette fascination…

En Italie, le foot ne connaît pas vraiment la différence de classe, c’est un engouement qui traverse toute la société, un miracle qui réunit dans le même lieu, dans une identique attente, la bourgeoisie et le peuple, les intellectuels et les commerçants : c’est le même langage, la même intelligence…
On pourrait même dire qu’en Italie le foot s’inscrit profondément dans l’histoire, dans cet esprit des communes et du « particulare » dont parle Guicciardini. C’est une caractéristique du foot italien, une conséquence du fait que l’Italie n’est pas une nation à la manière dont la France est une nation…

L’esprit du tifo trouve son meilleur exemple dans les villes qui ont deux équipes : à Rome, par exemple, avec l’AS Roma et la Lazio, mais aussi à Milan, à Turin, à Gênes… Probablement l’équipe qui porte le nom de la ville représente le côté plus populaire, tendanciellement plutôt à gauche, des tifosi : d’un côté l’AS Roma, Milan, Turin, Genoa, de l’autre côté Lazio, Inter, Juventus, Sampdoria…
Même si les migrations, la globalisation, les télés, et Berlusconi bien sûr ont fortement entamé ce schéma.
En Italie on aime que l’adversaire soit aussi notre voisin, celui qui nous est proche ; pour un romanista, par exemple, c’est forcément un laziale, pour quelqu’un qui habite Livourne c’est celui qui habite Pise, pour quelqu’un de Brescia celui qui vit à Bergame, pour un Siennois le Florentin… Le modèle étant cette rivalité bien connue qui anime les contrade de Sienne pendant le Palio.
Même si la tradition campanilistica (de clocher) est à la base d’une rivalité foncière qui remonte à l’époque de communes (et la lecture de la Divine Comédie nous en donne des exemples littéraires sublimes), il existe aussi, probablement, une raison plus « moderne », dans un sens plus perverse : celle d’une jouissance après la victoire d’autant plus profonde que l’objet de la raillerie du gagnant est notre adversaire proche, voire très proche : celui que l’on rencontre au café, au bureau, dans notre immeuble, le jour même de la défaite de son équipe ou le lendemain…
Un tifoso a régulièrement besoin de derbies : le derby, c’est l’heure d’une gloire possible, le rayon vert, l’extase de battre son voisin.
Il y a plusieurs manières de devenir tifosi en Italie, et l’initiation est généralement familiale : à l’instar de Hornby, il y a souvent un père ou un frère ou un oncle, bref un adulte aimé et respecté qui vous initie à la passion du foot et vous transmet le virus. Cela commence d’ailleurs à l’école élémentaire, et il est notoire qu’on reste fidèle à son équipe toute la vie : c’est même la seule monogamie qui résiste !

Mon copain de lycée, un type très sérieux, un intellectuel qui n’a jamais manqué un derby de l’AS Roma depuis l’âge de dix ans, finit toujours par vous demander, si vous lui parler de quelqu’un que vous aimez bien, ami ou petit ami : « De quelle équipe est-il supporter ? »
Peu importe l’équipe, si vous lui répondez qu’il est supporter, il se déride immédiatement ; mais si vous lui dites que le foot n’intéresse pas votre ami, il vous met en garde, il va jusqu’à insinuer que votre ami a eu des problèmes à établir des contacts avec les autres, qu’il n’a dû jamais ressentir l’urgence d’assimiler une grammaire commune des sentiments, qu’il ne s’est pas laissé séduire par les passions de l’enfance, qu’il y a résisté. Et surtout, finit-il toujours par vous demander, ne possédant pas un récipient de passion gratuite et non rationnelle, où gardera-t-il, votre ami, son irrationalité, si dans sa vie il n’y a pas des canaux où la déverser ?

Lorsqu’ on est tifoso, on n’est pas forcément juste, ni « sportif » : celui qui doit être sportif, c’est celui qui pratique le sport, celui qui joue sur le terrain, et non celui qui regarde son équipe avec l’angoisse du résultat. Le vrai tifoso revendique le droit de jouir –pas toujours, mais nécessairement pendant les derbies- d’une victoire volée, même grâce à un auto-gol, même avec un penalty injuste, car il affirme savoir à quel point les circonstances adverses feront enrager l’autre, son adversaire tout proche…
Au stade, dans l’exultation d’un goal décisif, on embrasse son voisin, le compagnon inconnu, et c’est bien le seul lieu où cela semble possible car il est difficile d’imaginer, par exemple, qu’on puisse se lever et s’embrasser entre inconnus, au cinéma, suite à la joie déclenchée par la beauté d’un plan-séquence.
Il est vrai que tout cela est en train de changer : on regarde de plus en plus les matchs à la télé, crispés de commentaires assourdissants ; au stade dominent trop souvent ces bandes de voyous, généralement fascistes, dont l’unique but est l’affrontement avec des bandes rivales ou avec la police et des bandes rivales.

En France, dans le milieu intellectuel que j’ai fréquenté et que je fréquente encore, le foot est souvent regardé avec un mépris à peine caché ; j’en connais quelques-uns qui n’ont même pas ouvert Vert Palatino justement parce qu’il y est question de foot !
J’avoue ressentir une antipathie foncière pour tous ceux qui méprisent les passions qu’ils n’ont pas ; par pur esprit de contradiction, j’ai souvent affiché d’aimer le foot, alors que je m’y connais si peu et si mal…
Mais je n’ai jamais pensé que c’était une passion de série B, bien que je n’aie rien contre les séries B ni contre les genres mineurs en général, la preuve… J’écris des polars en revendiquant la qualité littéraire du genre !
Et puis Baudelaire m’a initiée assez tôt à l’amour pour les genres mineurs, pour les petits maître, pour cette vaste toile où se mêlent tous les fils : les plus précieux comme les plus modestes, et qui font l’histoire de la littérature, de l’art, du cinéma, et du Calcio

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